Ali Smith – Comment être double

« Peindre la vie relève du sensitif : toute chose, créature ou personne disparue, voire imaginaire, possède une essence : peignez une rose une pièce de monnaie un canard ou une brique et vous aurez l’impression que si la pièce avait une bouche, elle vous expliquerait ce que c’est que d’être pièce, de même la rose vous expliquerait ce que sont les pétales, leur douceur, leur moiteur, leur pellicule de couleur plus légère et plus fine qu’une paupière, le canard vous parlerait de l’humidité et de la sécheresse de ses plumes, et la brique du baiser rêche de sa surface. »

Comment être double est à la fois une petite merveille d’inventivité et un espace d’immédiat classicisme. Une bulle de temps, un moment arrêté, perdu entre Renaissance italienne et adolescence Cambridg(ienne ?) sous i-Pad. Un roman identitaire, une histoire de perte, de découverte, de retrouvaille, de solitude, de complétude, avec ses moments arrêtés de joie et de chagrin… Un de tour de force, tout en douceur, en pointes subtiles, animé par un chœur duo, la voix d’un fantôme et celle d’une enfant du siècle. Ambiance sfumato.

Elles sont deux voix à raconter, échos lointains, pour cause. L’une nous parle tout droit du 15ème siècle, ne se souvient plus, si, quand, comment elle est morte, et vagabonde dans un étrange purgatoire, lieu somme toute, plutôt agréable – quoique fort humide. L’autre, ses 16 ans bien ancrés dans notre XXIème siècle, tente de « faire le deuil » de sa mère. Les deux récits sont liés et distincts – en anglais, deux versions du livre sont sorties : voix ancienne/actuelle, voix actuelle/ancienne. Peu importe par laquelle on démarre. Elles s’éclairent l’une l’autre – et on peut toujours relire le livre à l’envers. L’exemplaire de chez l’Olivier propose pour commencer la voix ancienne. Et c’est très bien. On démarre avec une part de mystère, de silences, et les pans d’histoire se lèvent, parts d’illusions, avant de plonger dans le réel. How to be both, titre en anglais. Être double comme êtres doubles, mais sans réelle dichotomie. Ou sans dichotomie systématique. Être double, être ensemble, être conjointement, être deux. Et l’être et le temps, l’être au temps. Qui se fractionne, s’allonge, se divise et s’entrecroise, sans franches ruptures, avec cette idée de continuité dans l’existant, l’existence, les traces, le passé, le réel, le relu, le réinventé. C’est dense, de par la matière abordée, absorbée, et incroyablement simple, lumineux. Ali Smith a cet art d’animer les mots, pour rendre le complexe évident.  Et parce qu’ici elle dit l’Art, sa permanence, son immanence, et la Vie, sa fragilité, ses ambiguïtés, Comment être double tient de la célébration.

Avec deux maîtresses de cérémonies.

D’abord, Francesco del Cossa, peintre oublié, aux fresques vertigineuses autant que discrètement subvertissantes. Son fantôme surgit des ombres de la National Gallery, et promène ses souvenirs, son histoire, dans le ciel londonien. Bribes de vie, découvertes, douleurs, couleurs, silences et bruits, travail, rencontres. Francesco del Cossa (vrai peintre) n’est pas (dit Ali Smith) celui qu’il paraît être. Sous l’habit du peintre, se cache une femme, poitrine bandée, visage androgyne. Il faut savoir sacrifier à son Art. Et si les personnages s’évanouissent, les œuvres perdurent.

Ensuite, George ; Georgia, en réalité. Elle a marché sur les traces de Francesco del Cossa. Avec sa mère, le temps d’un voyage en Italie. C’était avant, avant que sa mère meure. « Cette conversation a lieu au mois de mai dernier, à un moment où de toute évidence, la mère de George est encore en vie. Elle est morte en septembre. Maintenant on est en janvier, et pour être plus précis, juste après minuit le soir du réveillon, autrement dit, l’année qui suit celle de la mort de la mère de George vient pile de commencer ».  Et George de poursuivre avec la disparue une conversation sans fin ; qui lui permettra de partir à la découverte d’elle-même. De comprendre, mieux, certaines choses (mais pas tout). « Cette œuvre d’art est amicale. Et pourtant, elle ne tombe jamais dans le sentimentalisme. Ici, elle est généreuse, et là, sardonique. Et, juste après, elle redevient généreuse. […] Un peu comme toi. »

Il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. Ce que dissimule la surface. Le réel, ses mystères. Comment être double est un livre sur la tolérance, un roman de l’incroyable complexité humaine, ses doutes, ses peurs, ses aspirations, ses rêves. C’est un texte jubilatoire, empli de perles et de jeux de langage, méticuleux à l’extrême en même temps que libéré de toute contrainte. C’est un livre qui donne à penser et à vivre.

Traduction de l’anglais par Laetitia Devaux – Editions de l’Olivier

Francesco de Cossa a vécu, et peint. Des fresques, dans la Salle des Mois du palais Schifanoia, à Ferrare. Son Saint Vincent Ferrer patiente à la National Gallery, Londres. Salle 55. George est une fille de notre temps. Elle gagnerait à être rencontrée.

Lire aussi : Girl meets boy ; La loi de l’accident ; Le fait est. Et sûrement aussi Hôtel Univers (mais je ne l’ai pas lu)

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